La lutte des enfants et leur famille en période de confinement : Histoires inédites de détresse et de survie en temps de pandémie
Expériences recueillies à la Mission Bon Accueil
Par Jennifer Morin & Franco A. Carnevale
La pandémie de la COVID-19 a eu pour conséquence de nombreux effets dévastateurs, provoquant des graves maladies et décès ainsi qu’un taux écrasant de perte d’emploi et d’insécurité financière. Alors que certains de ces impacts ont été mesurés et signalés quotidiennement, plusieurs autres passent largement inaperçus et restent méconnus. Forts de notre expérience au sein de la Mission Bon Accueil, une organisation communautaire située à Montréal (Québec, Canada), nous écrivons cet article afin de mettre en lumière les répercussions majeures causant d’importants préjudices chez les enfants ainsi que leur famille. Ces préjudices peuvent avoir une incidence à long terme voire permanente, alors qu’ils pourraient être évités ou, à tout le moins, être atténués grâce à des soutiens communautaires relativement peu coûteux.
Certaines familles, vivant dans la pauvreté, étaient déjà socialement désavantagées avant l’avènement de la pandémie de la COVID-19. Pour ces familles, leur situation s’est vu aggravée par des problèmes supplémentaires tels que les horaires de travail difficiles pour les parents occupant un emploi précaire, la maladie mentale, les troubles d’apprentissage des enfants, le niveau de scolarité et d’alphabétisation parental ou encore les limites langagières (les limitations linguistiques peuvent être particulièrement problématiques pour les familles récemment immigrées). La vie quotidienne de plusieurs de ces familles était alors très stressante. En effet, elles s’efforçaient déjà de subvenir aux besoins primaires de leurs enfants, en s’appuyant sur des programmes communautaires les aidant ainsi à répondre à leurs besoins fondamentaux. Ces programmes comprennent des services de soutien parascolaire et d’aide aux devoirs pour les enfants nécessitant un appui supplémentaire. Ces services de soutien ne sont que peu accessibles dans de nombreuses écoles publiques. Certains de ces enfants présentent des troubles d’apprentissage, des difficultés d’élocution ou de langage, ou même des troubles de santé mentale, légers à sévères, qui peuvent ne pas être correctement diagnostiqués ou traités. La vie quotidienne de ces familles est une lutte précaire marquée par des crises fréquentes chaque fois que l’un de ces problèmes s’aggrave. Pourtant, ces parents, profondément soucieux de leurs enfants, trouvent les moyens pour les aider et les élever, survivant à leurs difficultés en s’appuyant sur les soutiens communautaires auxquels ils peuvent accéder.
Avec l’avènement de la pandémie de la COVID-19 et la mise en œuvre des mesures de confinement à l’ensemble de la population visant la prévention et le contrôle de la transmission du virus, la réalité de nombreuses familles est passée de difficultés et stress au quotidien à un état de détresse et d’anéantissement accablant. Les mesures de distanciation ont entraîné la fermeture immédiate des écoles, des garderies et des programmes communautaires, en plus de la perte de l’apport de la famille immédiate et élargie ou de la communauté. Pour la plupart des familles dites « avantagées », rester chez-soi représentait l’option la plus sécuritaire car leur demeure devenait ainsi un sanctuaire, un environnement protecteur. Cependant, pour de nombreuses familles socialement désavantagées, vivant déjà dans des conditions précaires, l’isolement fut déstabilisant et compromettant car elles étaient dorénavant privées des soutiens quotidiens nécessaires. Notamment, plusieurs étaient, et continuent d’être, sérieusement dépassées, essayant de répondre au mieux aux besoins de leurs enfants. À leur tour, leurs enfants vivent dans des foyers très turbulents et parfois profondément conflictuels.
La plupart des familles « avantagées » semblent s’être adaptées aux défis de l’enseignement à domicile et des activités de loisirs en famille : les parents ayant appris à aider leurs enfants à suivre des cours à domicile grâce aux conseils en ligne des écoles et autres programmes virtuels. Cependant, les familles socialement désavantagées ont vu leurs ennuis nettement s’amplifier car, en raison de leur précarité financière, elles n’ont pu se pourvoir de la technologie adéquate et nécessaire pour l’enseignement à domicile. De plus, leur niveau de scolarité et d’alphabétisation, ou leurs limites langagières, ont entravé leur capacité à fournir à leurs enfants le soutien académique requis. Et ce, en dépit de tous leurs efforts et profond amour pour leurs enfants.
Par exemple, de nombreuses familles du sud-ouest de Montréal s’appuyant sur le Service aux familles offert par la Mission Bon Accueil, incluant un programme d’aide aux devoirs dirigé par la première auteure de cet article (J.M.), sont restées en contact avec le programme et ont décrit les défis auxquels elles furent confrontées. Les difficultés étaient en lien avec :
- Le manque d’accès à un ordinateur ou l’accès limité à une seule tablette pour plusieurs enfants;
- L’incompréhension de la plate-forme d’enseignement à domicile en ligne suggérée par le gouvernement;
- L’importante quantité de travaux scolaires confiés par les enseignants, ce qui est particulièrement ardu lorsque les enfants ne comprennent pas le travail assigné;
- L’opposition des enfants à une scolarisation dirigée par leurs parents;
- La prise de conscience des difficultés d’apprentissage de leurs enfants;
- Avoir leurs enfants à la maison toute la journée sans répit ni soutien;
- La peur, l’ennui et la frustration des enfants en raison du confinement continu, à l’origine de fréquents et d’importants conflits au sein des foyers;
- La crainte des parents d’être eux-mêmes contaminés, en particulier les parents monoparentaux, sachant que personne d’autre ne peut s’occuper de leurs enfants;
- L’inquiétude de ne savoir si leurs enfants ont suffisamment appris afin de progresser au niveau scolaire supérieur.
Ces familles étaient considérablement désavantagées, traversant des jours, des semaines voire des mois très affligeants et anxiogènes, vivant dans des conditions de logement précaires, surpeuplées, en confinement et manquant de ressources. Certaines familles ont plus d’un enfant présentant des troubles d’apprentissage. L’âge des enfants au sein d’un ménage varie de 2 à 13 ans, ce qui rend difficile pour les parents de répondre aux besoins de chacun, particulièrement pour les familles monoparentales. Malgré ces défis considérables, ces mêmes familles ont fait preuve de force et de détermination afin de prendre soin de leurs enfants et survivre au mieux à ces épreuves. Les parents se sont battus ardemment pour soutenir leurs enfants.
Lorsqu’il s’agit de familles vivant dans de telles circonstances, le terme « vulnérable » est parfois utilisé pour les qualifier. Cette appellation n’est que partiellement exacte car la vulnérabilité implique une probabilité accrue d’exposition aux préjudices. Ces familles sont manifestement sujettes à d’éventuels dommages. Beaucoup de ces méfaits se sont, de fait, matérialisés à grande échelle au cours de cette pandémie. Cependant, la vulnérabilité est parfois comparée ou confondue, à tort, avec une faiblesse ou une déficience personnelle. Ce qui s’avère à la fois inexact et profondément irrespectueux à l’endroit des familles socialement désavantagées: la vulnérabilité est un phénomène socialement contextuel. Les contextes sociaux bénéficient ou désavantagent les familles de diverses façons, ce qui affecte leur vulnérabilité vécue. Imaginons que la récente période de confinement soit accompagnée de pannes d’électricité continues et généralisées. Si toutes les familles devaient survivre à la pandémie sans électricité tout en restant confinées dans leur foyer, les familles économiquement avantagées, faisant présentement appel à une multitude de soutiens en ligne et technologiques, feraient probablement face à des difficultés importantes et connaîtraient alors une vulnérabilité accrue. Les contextes sociaux peuvent augmenter ou atténuer la vulnérabilité. Pour les personnes présentant une incapacité physique, des environnements physiques adaptés (tels des accès aux trottoirs, rampes, ascenseurs, accès en fauteuil roulant) peuvent amoindrir leur vulnérabilité physique et sociale en facilitant leur participation à la vie communautaire quotidienne; manque d’adaptations physiques, au contraire, peut amplifier leur vulnérabilité. Des escaliers mal éclairés entraînent une vulnérabilité physique pour toute personne, quelles que soient ses capacités physiques. Les quartiers bien éclairés et bien surveillés améliorent la sécurité de quiconque sortant la nuit, le rendant moins vulnérable.
Toute personne est sujette à subir des préjudices. L’environnement social de ladite personne détermine sa vulnérabilité réelle, et ce, en fonction des obstacles ou des soutiens qu’elle rencontre.
Il en va de même pour les familles socialement désavantagées. Leur contexte social peut amplifier ou diminuer leur vulnérabilité. La fermeture soudaine d’écoles, de garderies et le retrait d’autres soutiens communautaires peut nettement exacerber leur niveau de vulnérabilité, ce qui a été la réalité de nombreuses familles pendant la pandémie. Cependant, la vulnérabilité peut être diminuée grâce aux divers services de soutien et mesures d’adaptation. Les familles ayant signalé les difficultés énumérées plus haut ont également décrit la façon dont leur détresse fut reconnue et abordée. Leurs problèmes furent atténués grâce à des soutiens communautaires adaptés, tel que l’accès à l’équipe responsable du Service aux familles de la Mission Bon Accueil. Par exemple, l’équipe de la Mission Bon Accueil a offert un soutien en:
- Aidant les parents à développer des structures, des routines et des directives propices à l’apprentissage scolaire;
- Fournissant des cahiers de devoirs aux familles pour les aider à comprendre les instructions de la Commission scolaire sur la façon de promouvoir la scolarisation à domicile et, pour certaines familles, sur la façon de se dépêtrer sans ordinateur (par exemple, chaque livret, personnalisé selon l’analyse des forces et difficultés scolaires déjà connues par le personnel, contenait des guides de correction pour aider les parents à comprendre comment faire les exercices);
- Aidant les parents à corriger ou réviser les devoirs et à donner à leurs enfants des commentaires constructifs;
- Encouragant les parents à retourner les cahiers de devoirs à l’équipe, afin que les parents puissent obtenir une rétroaction et des conseils, sur une base continue;
- Invitant les parents à envoyer des clichés du travail de leurs enfants pour que l’équipe puisse fournir, aux parents ainsi qu’aux enfants, des commentaires et des conseils par téléphone;
- Effectuant des suivis hebdomadaires ou aux deux semaines auprès des familles pour obtenir une mise à jour.
En une semaine, les parents et les enfants ont décrit, à l’équipe de la Mission Bon Accueil, plusieurs améliorations de leurs expériences vécues. Par exemple, les familles ont déclaré que:
- Les parents étaient mieux en mesure d’établir des routines stables pour le travail scolaire;
- Les enfants étaient moins en opposition et plus disposés à effectuer leur travail scolaire;
- Les journées étaient généralement moins chaotiques;
- Les parents étaient plus aptes à cerner les forces et défis scolaires de leurs enfants et pouvaient consulter activement l’équipe de soutien scolaire afin de tirer profit de leurs observations.
Ces enfants et ces familles socialement désavantagés étaient déjà considérablement vulnérables avant l’avènement de la pandémie. Cette conjoncture a été sérieusement décuplée par les mesures de confinement: ces dernières étant à l’origine d’une brusque rupture des liens avec les soutiens communautaires essentiels qui pouvaient contribuer à atténuer leur vulnérabilité quotidienne aux préjudices. Le soutien, par le biais de ce programme communautaire, a semblé freiner l’accroissement de cette vulnérabilité.
L’étendue et l’ampleur des préjudices subis par ces enfants et ces familles au cours de cette pandémie nécessiteront une évaluation approfondie par le biais d’un suivi familial approprié ainsi que des recherches sociales. Nul doute que nombre de ces familles et enfants ont été sévèrement touchés et que les conséquences de ces dommages seront éventuellement observées à plus long terme.
Conséquemment, nous formulons les recommandations suivantes, pour action immédiate:
- Les écoles ainsi que les services et organisations communautaires devraient communiquer avec toutes les familles ayant des enfants d’âge scolaire, notamment celles « plus vulnérables », afin d’identifier quels enfants et familles ont particulièrement été négativement affectés;
- Les impacts de la pandémie sur ces familles et enfants devraient être évalués afin d’identifier les urgents besoins de soutien et les besoins à plus long terme, y compris les soutiens psychologiques pour parents et enfants, ainsi que les soutiens éducatifs et les accommodations pour les enfants qui retourneront à l’école en septembre et dont l’apprentissage a pu être compromis de manière disproportionnée pendant les mesures de confinement;
- Les décideurs politiques devraient tenir compte des diverses réalités et des besoins des familles des différentes communautés, puis voir à instaurer des mesures sanitaires en complémentarité avec des mesures de soutien aux enfants et aux familles, adaptées aux réalités des familles au sein de chaque communauté;
- Des études de recherche devraient rapidement être conçues et menées de manière appropriée afin de démontrer l’étendue et la profondeur des impacts de la pandémie sur les enfants et leur famille ainsi qu’afin d’identifier les soutiens ou accommodations qui ont été ou seraient utiles pour atténuer ces impacts. Dans ce commentaire, nous avons fait état des expériences des familles au sein d’un seul programme offert par une seule organisation communautaire. Nous savons pertinemment que de nombreuses autres organisations ont connu des expériences similaires. Les chercheurs devraient s’associer à ces organisations pour recenser les impacts sur tous les plans et identifier les soutiens qui ont été efficaces;
- Les médias publics, sociaux et les autres canaux de diffusion d’information devraient prioritairement révéler la réalité de ces familles en partageant leur histoire d’adversité ainsi que de résilience et de survie. Ces vécus ont été dissimulés isolément alors que les voisins, les communautés et les organismes gouvernementaux demeurent inconscients des besoins;
- Les programmes communautaires, comme le Service aux familles de la Mission Bon Accueil, devraient être soutenus et subventionnés par le gouvernement et les dons de bienfaisance afin d’assurer un soutien immédiat aux enfants et aux familles. Ce, compte tenu de leurs relations et engagements déjà existants auprès des familles et enfants les plus vulnérables.
Ces familles désavantagées ont démontré leur profond dévouement et leur capacité à prendre soin de leurs enfants en dépit d’une vulnérabilité importante, et ce, même en périodes difficiles de pandémie. Au cours de pandémies futures et pendant l’évolution de la présente, les ressources massives consacrées à la prévention de la transmission de maladies infectieuses devraient tenir compte de l’arrimage des mesures sanitaires aux services communautaires. Ce, garantissant un soutien nécessaire auprès de tous les enfants et leur famille, leur permettant ainsi de survivre à la pandémie tant socialement que physiquement!
Jennifer Morin, B.A. (Psychologie), est la superviseure du Service à l’enfance, Service aux familles de la Mission Bon Accueil de Montréal (Québec), Canada.
Franco A. Carnevale, RN, Ph.D. (Psychologie), Ph.D. (Philosophie), est infirmier, psychologue et éthicien en matière de services à l’enfance et à la jeunesse. Il dirige le programme de recherche Voix de l’enfant (VOICE): Études interdisciplinaires en éthique de l’enfance de l’Université McGill (www.mcgill.ca/voice). Il travaille avec la Mission Bon Accueil depuis plusieurs années en tant que chercheur et consultant en services à l’enfance et à la jeunesse. Courriel: franco.carnevale@mcgill.ca
Ce texte a été traduit de l’anglais au français par Fabrys Julien, membre du Conseil Consultatif Jeunesse du programme de recherche Voix de l’enfant (VOICE): Études interdisciplinaires en éthique de l’enfance de l’Université McGill et étudiante à l’École de Service Social de l’Université McGill.